Les chèvres de ma mère (critique de Jean-Noël Passal)
Ce film écrit et réalisé par Sophie Audier est sous-titré « Peut-on transmettre le goût de la liberté ? ». Il est sorti en salle le 16 avril 2014.
Le synopsis officiel résume : « Sur un plateau isolé des gorges du Verdon, Maguy fabrique depuis 40 ans du fromage de chèvre dans le respect de la nature et des animaux. Bientôt à la retraite, elle doit céder son troupeau. Elle décide de parrainer Anne-Sophie, une jeune agricultrice qui souhaite s’installer. Au fil des saisons, le processus de transmission s’avère être un douloureux renoncement pour l’une et un difficile apprentissage pour l’autre. Peut-on transmettre le goût de la liberté ? ».
Ce documentaire est déjà marqué d’un sceau original : la cinéaste Sophie Audier est la fille de Maguy. Elle aurait pu, ou dû, reprendre la troupeau familial ; au lieu du seau à traire et de la faisselle, elle manie la caméra. « Ma place dans le film était primordiale dès l’écriture. Je ne filmais pas seulement deux femmes qui se transmettent une exploitation. Je filmais ma mère. J’étais la fille devenue cinéaste qui ne reprenait pas le troupeau familial ».
L’intérêt de ce travail réside dans le fait qu’on peut le découvrir selon plusieurs niveaux de regards et de réflexions. C’est d’abord une histoire de femmes, entre femmes. Un vrai faux duo – trio sensible, sur le fil du rasoir par les non-dits, la violence sous-jacente d’une maîtresse qui apprend à son élève à lui succéder. Un suicide par la pédagogie en quelque sorte. Pour Maguy, c’est la fin ; d’un travail, d’une vie, d’une passion qui dure depuis 40 ans ! Est-il possible, est-il concevable que cela s’arrête ? 40 ans de chèvres… Cela forge-t-il un caractère ou bien faut-il qu’il soit d’emblée en acier trempé pour durer avec force ?
Le documentaire joue aussi sur les temps et les espaces : l’intérieur des bâtiments (étables ou maison), la cour de ferme, les prés, les paysages et les reliefs lointains. Le récit est cyclé au fil de saisons, des années (imposées), des repères habituels de l’élevage caprin : la saillie, les mise bas, la sélection et la vente des chevreaux, la traite, la fabrication des fromages et la mort. Maguy se résout à la violence nécessaire de la vie et la nécessité de « faire les choses jusqu’au bout ». Elle exprime fort justement le sentiment profond de la responsabilité de l’éleveur face à la décision du choix de la vie ou de la mort de ses animaux.
Autre aspect à considérer : la transformation laitière, créatrice de nourriture, de gastronomie et de plaisir. Quelles contraintes techniques ou administratives faut-il admettre, à part celle de ne pas tuer ses clients. Quant au tour de main, se transmet-il ?
Et si toutes les valeurs que Maguy défend étaient dépassées ? Et si sa transmission n’était qu’un combat d’arrière-garde imposé à une génération nouvelle ? Et si Maguy entraînait Anne-Sophie dans un vieux monde obscur ignorant du normatif, du schéma prévisionnel, de la vraie économie et donc de la vie normale : moderne, d’avenir, progressiste ? Oui, mais… Kafka apparaît vite ! On pourrait d’emblée le renvoyer à ses entrailles bureaucratiques par la création d’un bureau unique des retraites, des installations, des permis de construire, des droits à élever et des subventions, pour que les paysans sachent ce qui les attend, une bonne fois pour toute. Ce serait bien trop compliqué que d’être simple. Un seul dossier à remplir ? Vous rêvez !
J’ai peu parlé d’Anne-Sophie. Elle semble trop subir… On ne peut que lui souhaiter de réaliser son projet d’installation et de devenir maîtresse de sa vie.
L’on pourrait disserter encore largement sur ce beau et bon travail cinématographique, sur la splendeur du cadre de vie, sur l’obstination d’un bouc, la compagnie d’un âne sympathique, la vigueur du caractère des femmes, de la joie des petits-enfants… C’est un monde. C’était ? Peut-être parce que celui qui écrit ces lignes s’est lui aussi installé en 1973 pour élever des chèvres dans une autre montagne…
Il faut souhaiter à ce documentaire d’essence ethnologique de trouver un public bien plus large que celui des amateurs de fromages de biques fermiers.
Jean Noël PASSAL, mai 2014
PS : Pour les cinéphiles voulant compléter leur éducation en matière de filles qui s’installent en montagne avec des chèvres, il existe la fiction romanesque de Christian Carion « Une hirondelle a fait le printemps » avec Michel Serrault et Mathilde Seigner, sorti en 2001.